L'expérience accumulée ne fait que renforcer la connaissance d'un mode de vie subi et inadéquat. Elle ne permet pas d'imaginer un moyen d'appréhender une existence radicalement différente, en accord avec un idéal fantasmé mais néanmoins essentiellement ignoré.
Qu'est-ce qui nous attire, nous fait envie ? Parmi ces aspirations, n'y en a-t-il pas qui sont artificielles, dont une composante essentielle repose sur des valeurs concurrentielles ? Celles-ci sont génératrices de frustrations. Doit-on alors abandonner de tels objectifs lorsque les hostilités demeurent fortes ? Car les conserver c'est risquer l'amertume, conséquence de déceptions grandissantes. Jeter l'éponge c'est accepter son sort, insatisfaisant par le fait même d'avoir eu ces envies.
Le salut pourrait provenir de plusieurs sources. L'une serait l'oubli. Cependant celui-ci ne se commande pas et ne saurait être définitif. Une autre serait l'acceptation complète. Mais qui y croit ? Une autre enfin, qui peut-être englobe les précédentes, serait le recours à d'autres désirs, dont l'exaucement comblerait le vide laissé par l'abandon des premiers.
Y a-t-il de hauts désirs et de bas désirs ? Sans doute. Peut-on remplacer de hauts désirs par une multitude de bas désirs ? Peut-être pas sans qu'un dégoût de soi-même ne naisse. Autrement dit, mieux vaut chercher à substituer un but inatteignable par d'autres que l'on estime suffisamment, tels ceux qui sourdement jalonnent notre vie.
Mais comment donner à ceux-ci une existence concrète ? Certains nécessiteraient un changement tellement radical de notre être profond ! Pour d'autres, aucun modèle provenant de l'expérience personnelle ne nous permet d'en imaginer la concrétisation. Pourtant à certains égards ces désirs-là, tellement abstraits, peuvent paraître synonymes d'idéal.
Faut-il prendre le risque, en abandonnant une vie insatisfaisante bien que construite et stable, de tenter des choses inédites ? Cela pourrait mener à une situation dramatique, c'est bien là ce que la peur de l'inconnu nous fait sentir. Le changement est toujours source d'inquiétude, et plus celui-ci est potentiellement profond, plus l'appréhension est grande. C'est le frein majeur à toute mutation.
Peu nombreux sont ceux qui osent. Parmi ceux-ci, combien réussissent le changement et y trouvent une paix intérieure ? Que fait la grande majorité formée des autres ? Baisse-t-elle la tête, gardant en elle ses désirs inassouvis ? Cela la rend certainement bien malheureuse.
Je m'interroge : les frustrations sont-elles un frein ou un moteur de l'existence ? Le rêveur persistant qui ne voit jamais son rêve concrétisé est-il plus heureux que celui qui a appris à se contenter de ce qu'il a en éliminant le désir de sa vie ? Le premier doit bien parfois envisager qu'il rêve l'impossible, le second lui ne peut sans doute pas affirmer éliminer tout désir.
Le malheur est-il une composante nécessairement présente de la vie ? Sans doute. La question reste de savoir comment le réduire. Et quelque chose me dit qu'une bonne partie des outils connus pour le faire ne sont pas les meilleurs possibles car ils ont pour source une artificialité provenant de la construction humaine d'une société elle-même source de malheurs. Substituer un mal par un autre n'est certainement pas une bonne solution, pourtant c'est souvent cela que l'on peut observer, tout simplement parce que personne ne sait vraiment faire autrement. Les constructions humaines semblent beaucoup trop complexes et rigides pour permettre au plus grand nombre l'insouciance à laquelle on pourrait vouloir aspirer. Si la source de son malheur réside dans la condition humaine, l'homme ne pouvant s'en extraire se voit contraint de souffrir.
Qui n'a jamais rêvé de sortir de sa condition humaine, carcan lourd et omniprésent ? Qui y réussit de son vivant ?